Chroniques de souveraineté numérique IV : Proton se prend les pieds dans le tapis Telegram

L’affaire Telegram est une démonstration de souveraineté numérique : un Etat prend des mesures de répression pénale contre le directeur d’une entreprise qui ignore sciemment et constamment ses injonctions judiciaires. Ce qui serait on ne peut plus normal dans le monde analogique soulève l’indignation d’une frange complotisto-libertarienne des milieux de la technologie : l’entreprise de M. Durov étant basée à Dubaï, elle ne devrait se soumettre qu’au droit de cet Etat, quand bien même elle propose des services à des habitants d’autres Etat ou lorsque ces services servent de véhicules à des délits impactant ces autres Etats. Parmi ces orfraies, on retrouve aussi les tenants d’une liberté d’expression absolue… comme si la liberté d’expression couvrait le fait de refuser d’informer les autorités de poursuite pénale enquêtant sur des crimes ne relevant pas de la liberté d’expression comme la pédocriminalité (bon résumé dans « Le Monde » – paywall), les trafics et activités mafieuses en tout genre. Sans oublier que la liberté d’expression a aussi ses limites, notamment en cas de diffusion de messages haineux ou d’atteinte à l’honneur (une restriction dument prévue par tous les textes protégeant les droits fondamentaux).

Dans ce contexte, le patron de Proton a donné un entretien assez hallucinant au « Temps » (paywall), dans lequel, outre le fait de se ranger du côté des complotisto-libertariens évoqués plus haut, il foule aux pieds l’idée même d’une souveraineté numérique. Ce qui est fort dommage, car ce sont justement les entreprises suisses comme Proton qui pourraient profiter d’une politique volontariste en matière de souveraineté numérique. Cette entreprise fournit notamment des services de messagerie chiffrée (pas comme Telegram soit-dit en passant).

Passons en revue ses arguments (extraits de l’article du Temps) :

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Chroniques de souveraineté numérique III : garder le contrôle de la description de notre territoire

L’l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) français, vient de publier une nouvelle app cartographique présentant une foule d’information sur le territoire et les activités qui s’y déroulent. C’est un pas important pour restaurer la souveraineté numérique en matière de cartographie, en rendant au service public le pouvoir de choisir comment il décrit son territoire. Selon les mots de son directeur Sébastien Soriano supra franceinfo, « On ne peut pas laisser des grands acteurs [sous-entendu : les GAFAM] capturer notre manière de nous représenter notre propre territoire ».

Comme je le développe dans mon récent livre « Pour une souveraineté numérique », la cartographie est un élément essentiel de la souveraineté.

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Chroniques de souveraineté numérique II : souveraineté et noms de domaines territoriaux (ccTLD)

Le lancement du nom de domaine de premier niveau .swiss (en complément de .ch) relance la discussion sur la dénomination territoriale de ces territoires numérique que sont les sites internet. S’il y a bien un domaine où souveraineté numérique et souveraineté territoriale se recoupent, ce sont les noms de domaines nationaux de premier niveaux (country code top-level domain ou ccTLD) tels que .ch ou .fr. Ces noms de domaines permettent aux Etats de marquer une forme de « domination territoriale » sur les sites internet et de s’affirmer en tant qu’entité souveraine dans l’espace numérique, ce qui facilite l’application de leur droit aux contenus des sites en question (même si ce n’est pas le seul critère pour appliquer le droit d’un pays à une situation numérique, ce qui est une autre histoire). C’est certes parfois symbolique, mais l’expression de la souveraineté passe beaucoup par les symboles, comme les drapeaux plantés sur les territoires que l’on revendique.

Généralement, les noms de domaines qui relèvent d’un ccTLD sont attribués souverainement par les Etats. Mais pas toujours. Ainsi, Niue, État de Polynésie, ne peut administrer « .nu » (ni gérer ses importantes retombées économiques), car ce ccTLD est contrôlé par la Fondation suédoise de l’Internet (Internet Stiftelsen), ce que les autorités du petit pays insulaire considèrent comme du « néocolonialisme » (mais elles ont perdu devant les tribunaux en 2020). Il en va de même des domaines de premier niveau régionaux, comme « .patagonia » ou « .amazon » revendiqués par les entreprises ainsi nommées au titre du droit des marques, alors qu’il s’agit aussi – et d’abord ! – de régions géographiques et administratives d’États souverains (même si, en l’espèce, ces régions s’étendent sur plusieurs Etats). Parfois, les questions de souveraineté s’étendent à des TLD sans lien avec un territoire, comme avec « .catholic », revendiqué par l’État de la Cité du Vatican.

Au niveau des cantons (eux-aussi souverains dans les limites des compétences de la Confédération), seul Zurich a fait le pas d’un TLD cantonal (.zuerich), introduit en 2021. Vaud aurait pu être pionnier (avec plus de dix ans d’avance sur la métropole alémanique), mais le Grand conseil vaudois n’avait à l’époque pas été convaincu par ma proposition de créer .vaud. Schade !

Cette deuxième chronique de souveraineté numérique fait suite à la parution de mon livre sur le sujet, publié dans la Collection « le Savoir suisse ».

Pour lire les autres chroniques

Chroniques de souveraineté numérique : épisode I, les commentaires anoymes

Pour 2024 et suite à la parution de mon livre « Pour une souveraineté numérique », j’inaugure une série de « chroniques de souveraineté numérique », qui traiteront de sujets d’actualité liés à cette problématique. J’espère réussir à être plus assidu que ces derniers mois, où, je l’avoue, mon blog a été fort peu fourni.

Bonne lecture et heureuse année 2024 !

Le Conseiller aux Etats Maura Poggia (MCG-UDC/GE) a déposé une motion pour obliger les sites de médias suisses bénéficiant des subventions d’aide à la presse à lutter contre les commentaires anonymes, sous peine de perte ladite subvention. Il est vrai que les commentaires sur ces sites sont un fléau et ne font pas avancer le débat démocratique d’un iota, surtout lorsqu’ils sont anonymes. Pis, ils permettent souvent à leurs auteurs de dépasser les bornes de la bienséance, de la courtoisie, du respect, des principes d’un débat démocratique, voire du droit pénal (délits contre l’honneur, haine raciale ou homophobe, etc.). Ce que ces auteurs ne se permettraient souvent pas s’ils étaient identifiés. Alors membre du Conseil national, je m’étais intéressé à cette problématique il y a presque 10 ans, mais ma motion avait été rejetée.

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« Pour une souveraineté numérique »

J’ai le plaisir de vous annoncer la parution de mon nouveau livre « Pour une souveraineté numérique » aux éditions « Le Savoir Suisse ».

L’essor des nouvelles technologies pose d’importants problèmes de souveraineté. Les grandes multinationales du secteur utilisent leur taille et leur pouvoir de marché pour violer les prérogatives des États en imposant leurs règles ou en influençant la création des lois en fonction de leurs intérêts, tout comme les puissances étrangères. Ingérence dans les politiques publiques, perturbation du débat démocratique au moyen d’algorithmes, privatisation du droit, contournement des législations nationales : les atteintes à la souveraineté sont multiples. Pourtant, le débat actuel sur la souveraineté numérique en Suisse se limite souvent à un aspect assez marginal : le lieu de stockage des données. Mon ouvrage brosse un panorama des problématiques que soulève la révolution technologique et présente des propositions, en matière de droit ou d’infrastructures, pour rétablir cette souveraineté et la pérenniser.

La souveraineté numérique, ce n’est pas seulement le lieu où on stocke nos données (et le droit qu’on y applique) : c’est, pour les collectivités publiques, rester souveraines dans toutes leurs tâches, toutes leurs décisions et dans la manière de fixer leurs règles dans un contexte de révolution numérique.

En Suisse, c’est la Suisse et ses institutions démocratiques (Confédération, cantons, communes, peuple) qui dictent nos règles (quelles qu’elles soient) et la façon de les élaborer. Et pas les GAFAM, NATU et autres BATX. Ni les Etats d’où ces entreprises sont originaires.

176 pages
ISBN 978-2-88915-561-3

Vous le trouverez dans toutes les bonnes librairies ou sur https://www.savoirsuisse.org/ https://www.savoirsuisse.org/produit/229/9782889155613/pour-une-souverainete-numerique

Responsabilité judiciaire des réseaux sociaux: succès parlementaire a posteriori

Le Conseil fédéral propose aujourd’hui de mettre en oeuvre ma proposition d’obliger les réseaux sociaux à avoir une représentation juridique en Suisse. Avec Christian Levrat, nous avions déposé deux motions identiques en 2016 (la mienne, la sienne) pour que les réseaux sociaux aient un représentant en Suisse, qui soit en mesure de collaborer avec la Justice. Elles ont été retirées au profit d’une motion de la commission des affaires juridiques du Conseil des Etats.

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Une IA pour traiter les interventions parlementaires : un pas vers l’automatisation de la démocratie (et donc sa fin ?)

Le magazine en ligne inside-IT rapporte que l’administration cantonale zurichoise a fait des tests d’usage d’intelligence artificielle (IA), notamment pour identifier là où il serait nécessaire de poser des garde-fous pour que ces usages soient conformes au bien commun, transparents, contrôlables et équitables. Une plutôt bonne idée, quand on sait que l’usage de l’IA, qui contrairement à ce qu’on croit, n’est en soi pas plus objective, neutre et rationnelle que les humains qui l’ont conçue, même si elle est faite de chiffres, de données et de processus qui ont l’air logiques. Cette idée est toutefois plutôt dangereux pour la démocratie telle que nous la connaissons et l’apprécions.

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J’ai demandé à chatGPT d’écrire un article scientifique. La suite va vous surprendre…

On dit souvent que les juristes font partie des professions potentiellement menacées par l’IA. C’est ce que dit notamment l’EPFL. Cette vision des choses est certainement biaisée par le droit anglo-saxon, fondé avant tout sur l’étude comparative d’une abondante jurisprudence (case law), émise par des tribunaux de tous niveaux ; il n’est pas étonnant qu’une IA soit plus rapide que les humains pour faire le tri dans une telle masse de données.

Même si le droit suisse (comme le droit continental européen) ne tombe heureusement pas dans de tels travers, il n’en demeure pas moins que le travail du juriste commence par de longues recherches : bases légales, doctrine, jurisprudence. Et qu’à ce petit jeu-là, l’IA a certainement quelques arguments à faire valoir. Mais pour la suite du travail juridique, notamment la construction d’une argumentation, j’ai de gros doutes sur les capacités des intelligences non-humaines. Notamment lorsqu’il faut se montrer créatif pour répondre à des questions inédites (il y en a beaucoup, même dans des domaines juridiques relativement anciens). J’ai donc voulu faire le test avec le désormais célèbre ChatGPT. Qui m’a confirmé que les juristes humains conservent quelques arguments.

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Privatisation de l’identité électronique (passeport numérique) : réponse à quelques arguments des partisans

Le 7 mars, le peuple se prononcera sur la loi sur les services d’identification électronique (LSIE), qui créerait un identifiant électronique officiel. Mais cet identifiant serait émis et contrôlé par des entreprises privées. Ce ne serait donc rien d’autre que la privatisation du passeport numérique et je m’y oppose fermement.

Même si les sondages sont pour le moment plus favorables au camp du non, il est important de convaincre les derniers-ères indécis-e-s, car chaque voix va compter. Voici pour cela une réponse à quelques-uns des principaux arguments du camp du oui.

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