Chroniques de souveraineté numérique III : garder le contrôle de la description de notre territoire

L’l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) français, vient de publier une nouvelle app cartographique présentant une foule d’information sur le territoire et les activités qui s’y déroulent. C’est un pas important pour restaurer la souveraineté numérique en matière de cartographie, en rendant au service public le pouvoir de choisir comment il décrit son territoire. Selon les mots de son directeur Sébastien Soriano supra franceinfo, « On ne peut pas laisser des grands acteurs [sous-entendu : les GAFAM] capturer notre manière de nous représenter notre propre territoire ».

Comme je le développe dans mon récent livre « Pour une souveraineté numérique », la cartographie est un élément essentiel de la souveraineté.

Lorsqu’ils dressent des cartes, les Etats affirment : « Ici, je commande ». Les cartes officielles servent ainsi de supports aux conflits de territorialité : sur le massif du Mont-Blanc, on notera par exemple que les cartes officielles française et italiennes divergent quant au passage de la frontière, en raison d’un conflit de frontière datant de plus de 150 ans.

La cartographie officielle ne sert pas que l’intérêt direct des Etats. Elle sert aussi leur rôle de garant d’intérêts privés grâce au cadastre, qui fixe où se situent les limites du domaine public et des propriétés privées. Les Etats s’en servent aussi pour garantir les engagements passés entre privés comme les servitudes foncières.

La cartographie sert enfin à d’autres intérêts publics que la description et l’aménagement du territoire, par exemple diriger les flux de trafic en indiquant quelles routes sont carrossables et lesquelles il est recommandé d’emprunter, ne serait-ce que pour éviter d’engorger certaines localités.

Les GAFAM prennent le contrôle des cartes… et donc du territoire

En raison de l’essor des différents services d’Alphabet (Google Maps, Waze) et des autres GAFAM, la révolution numérique s’immisce dans ces choix souverains et impose aux collectivités publiques une description de leur propre territoire qui 1. échappe à leur contrôle et 2. sert avant tout des intérêts privés. Sur leurs cartes, elles mettent surtout en avant les entreprises qui paient pour y être visibles, indépendamment de tout intérêt général. Comme l’explique le directeur de l’IGN, avec son app, « il ne s’agit pas de faire la même chose [que les GAFAM]. Si c’est pour pomper des données personnelles et présenter où sont les fast-foods, ils le font déjà. On est un service public. ».

L’impact de ces cartes numériques privées est encore aggravé lorsqu’elles sont réutilisées par ou pour des collectivités publiques. Par exemple, de nombreux logiciels de gestion des infrastructures utilisent ces cartes. La carte levée et éditée par une entreprise privée devient alors la référence en matière de description du territoire en lieu et place des mensurations officielles (y compris lorsque celles-ci sont facilement disponibles grâce à des outils performants tels que swisstopo.ch). En outre, je l’ai vécu plusieurs fois dans mes fonctions d’élu local, les nombreuses erreurs qu’elles contiennent posent parfois des difficultés à la gestion quotidienne des collectivités publiques, par exemple lorsqu’une erreur sur le nom d’un chemin fait « disparaitre » une partie d’un réseau d’éclairage public de l’inventaire, empêchant son entretien. Outre le fait qu’elles empiètent sur le droit d’une collectivité publique de décrire son territoire comme elle l’entend, ces cartes privées contiennent des erreurs qui touchent à l’existence même d’une collectivité. Par exemple, bien que les communes vaudoises de Cully, Epesses, Grandvaux, Riex et Villette aient fusionné depuis 2011, les anciennes limites communales apparaissent toujours sur Google Map. A l’inverse, près de 150 ans plus tôt, la première carte officielle suisse (Carte Dufour) avait volontairement rendu les limites cantonales peu visibles, dans le but de montrer l’unité du nouvel Etat fédéral.

L’ancienne commune de Riex, qui n’existe plus depuis 2011, est toujours sur google map en 2024

Plus dérangeant pour les riverains : les systèmes de navigation des services de cartographie des GAFAM, mais aussi de services de GPS, qui « envoient » le trafic dans des zones résidentielles, des chemins trop étroits ou fragiles pour les poids lourds ou encore en sens interdit. Les services cartographiques numériques privés ruinent donc les efforts que, de son propre chef, une collectivité locale déploie pour préserver la qualité de vie de ses habitants. Un prestataire de services numériques peut ainsi réduire à néant une politique publique pourtant décidée démocratiquement par les autorités locales. Les systèmes de navigations ne sont d’ailleurs pas les seuls à contribuer à engorger les routes : l’essor d’Uber a pour effet de générer plus de trafic – même si la plateforme prétend œuvrer à sa diminution – et bien des experts s’attendent à la même chose lorsque les véhicules autonomes auront envahi l’espace public. Cette invasion pourrait aussi avoir pour effet de restreindre la liberté des collectivités publiques de planifier et réaliser les réseaux routiers, leurs aménagements et la signalisation comme elles l’entendent, dans le but de faciliter la circulation de ces véhicules aux intelligences artificielles moins adaptables que les conducteurs humains.

Cette violation de souveraineté n’est pas que le fait des grandes multinationales. Les projets collaboratifs, gratuits et animés de l’esprit libre, voire libertaire des débuts du web peuvent aussi porter atteinte à la souveraineté. Ainsi, malgré l’existence de cartes nationales officielles parmi les plus précises au Monde, le géoportail de l’Etat de Vaud s’appuie sur les données… d’openstreetmap. Autre exemple, plus grave : opentopomap.org, projet de cartes topographiques en libre accès soutenu par la Friedrich-Alexander-Universität de Erlangen-Nürnberg, révèle tous les détails de la centrale nucléaire française de Tricastin, bien connue des utilisateurs de l’autoroute de la Vallée du Rhône. Or, sur la carte officielle de l’IGN, la zone est laissée sans aucun détail. Il en va de même sur Google Map, dont les vues aériennes sont floutées (même si les bâtiments sont reconnaissables). Une décision souveraine fondée sur des impératifs de sécurité nationale peut donc être ignorée par un fournisseur de services numériques, même s’il est à la base animé de bonnes intentions.

Géoportail IGN (novembre 2021) 
Opentopomap.org, novembre 2021

Google Map, novembre 2021

La France défend mieux sa souveraineté numérique que la Suisse

Dans ce contexte, il faut saluer la nouvelle app de l’IGN. C’est indéniablement un pas vers une meilleure souveraineté numérique. Un sujet que la France prend d’ailleurs beaucoup plus au sérieux que la Suisse : elle dispose notamment d’un ministère dédié. Certains me rétorqueront que le nom d’un ministère, c’est surtout symbolique. Mais la souveraineté passe souvent par des symboles, comme un drapeau planté su sommet d’une montagne… ou le dessin d’une frontière sur une carte de ce même sommet.

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