Chroniques de souveraineté numérique : épisode I, les commentaires anoymes

Pour 2024 et suite à la parution de mon livre « Pour une souveraineté numérique », j’inaugure une série de « chroniques de souveraineté numérique », qui traiteront de sujets d’actualité liés à cette problématique. J’espère réussir à être plus assidu que ces derniers mois, où, je l’avoue, mon blog a été fort peu fourni.

Bonne lecture et heureuse année 2024 !

Le Conseiller aux Etats Maura Poggia (MCG-UDC/GE) a déposé une motion pour obliger les sites de médias suisses bénéficiant des subventions d’aide à la presse à lutter contre les commentaires anonymes, sous peine de perte ladite subvention. Il est vrai que les commentaires sur ces sites sont un fléau et ne font pas avancer le débat démocratique d’un iota, surtout lorsqu’ils sont anonymes. Pis, ils permettent souvent à leurs auteurs de dépasser les bornes de la bienséance, de la courtoisie, du respect, des principes d’un débat démocratique, voire du droit pénal (délits contre l’honneur, haine raciale ou homophobe, etc.). Ce que ces auteurs ne se permettraient souvent pas s’ils étaient identifiés. Alors membre du Conseil national, je m’étais intéressé à cette problématique il y a presque 10 ans, mais ma motion avait été rejetée.

Cela dit, il n’est pas sûr que ce soit l’anonymat qui permette, ni même ne facilite, ces dérives. En outre, l’anonymat est un droit fondamental, même dans une démocratie où l’on ne risque en théorie rien à faire usage de sa liberté d’expression dans les limites de la loi. Mais tel n’est pas mon propos. Ce qui m’intéresse aujourd’hui du point de vue de la souveraineté numérique, c’est la justification de M. Poggia pour se limiter aux seuls sites suisses et donc ne pas viser les vrais responsables de la haine en ligne, des atteintes à la personnalité ou à l’honneur ou encore de la concurrence déloyale via les évaluations anonymes : je pense aux GAFAM, NAX(T)U et à leurs pendants chinois, en particulier Bytedance/Tiktok. En effet, sur la plupart des réseaux sociaux, la haine et les atteintes à la personnalité se diffusent pratiquement sans entrave et avec beaucoup plus d’impact que les commentaires sur 24heures.ch ou 20minutes.ch. Quant aux sites commerciaux qui proposent des évaluations par la clientèle, ils ne lèvent pas le petit doigt contre les commentaires anonymes dépréciatifs qui peuvent ruiner la réputation d’un commerce en quelques clics, sans que son tenancier ne puisse répliquer ou corriger les informations erronées. Qui veut lutter contre les effets néfastes des commentaires en ligne devrait donc prioritairement s’attaquer aux géants californiens ou chinois de l’internet. Et pas aux sites des médias suisses, qui sont de toute façon responsables des commentaires qu’ils publient, même lorsqu’ils sont anonymes (c’est le Tribunal fédéral qui l’a dit).

Et c’est là que la justification de M. Poggia de ne justement pas viser les GAFAM & co est inquiétante. Dans les colonnes de 24 heures/Tribune de Genève, le sénateur du bout du Lac, il est écrit que : « problème: les géants d’internet n’ont pas leur siège en Suisse. Ils sont régis par des normes internationales. Mauro Poggia en est conscient. C’est pour ça qu’il vise les éditeurs helvétiques. ». Cette justification est inquiétante pour deux raisons. Premièrement, parce qu’elle est fausse. Si un géant du net propose ses services en Suisse, il est tout à fait possible de le soumettre au droit suisse, même si son siège ne s’y trouve pas (ou qu’il n’y a pas de succursale). Là encore, c’est le Tribunal fédéral qui l’a dit (dans son arrêt « Google street view »). La question de savoir si la Suisse a les moyens de faire appliquer son droit est une autre histoire, mais, comme je l’explique dans mon livre, c’est d’abord une question de volonté politique (même si, parfois, des adaptations du droit sont nécessaire comme le montre ce projet que j’avais initié en 2017). En outre, j’aimerais bien savoir quelles sont ces « normes internationales » auxquelles M. Poggia fait allusion. Mais quoi qu’il en soit, et c’est la deuxième raison, il est totalement contraire à l’idée de même de souveraineté de renoncer à réguler un phénomène nuisible qui concerne la Suisse juste parce qu’il est le fait d’une entreprise étrangère. Si M. Poggia jette l’éponge dès qu’un entreprise étatsunienne ou chinoise est responsable de quelque chose, il faut qu’il se demande à quoi sert son mandat de parlementaire fédéral. La souveraineté, c’est appliquer le droit suisse à toute situation qui concerne la Suisse. Dans le monde « réel » comme dans le cyberespace. Et c’est ce que devraient défendre nos élues et élus. En tout cas, c’est ce que la population est en droit d’attendre d’eux.

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