Chronique de souveraineté numérique V Régulation et souveraineté numérique tuent-elles l’innovation ?

La publication du Rapport Draghi sur la compétitivité de l’Union Européenne a réveillé de vieux fantasmes sur les prétendus effets négatifs des règles étatiques sur l’innovation et la santé de l’économie. Il prétend notamment que l’UE, à force de réguler les nouvelles technologies, risque de ne plus être une place économique innovante et se voire reléguer en deuxième ligue face aux places technologiques américaine ou asiatique. Couplée au départ de la Commission européenne de Thierry Breton, un chantre de la souveraineté numérique par une régulation stricte et conforme aux règles et valeurs de l’UE, cette annonce a fait sauter les bouchons de champagne chez certains GAFAM et autres géants de la technologie, alléchés à l’idée de pouvoir inonder le marché européen de nouvelles technologies ne respectant pas d’autres limites que celles fixées par ces entreprises elles-mêmes, le cas échéant par le droit du pays où se trouve leur siège.

Certains ont par exemple regretté qu’Apple ne mette pas sur le marché européen son nouvel iPhone intégrant une IA « en raison de règles archaïques et hostiles à l’innovation » imposées par l’UE. Cette décision d’Apple a été officiellement faite au nom des « incertitudes réglementaires », mais personne ne semble se méfier qu’il puisse plutôt s’agir d’un coup marketing/de lobbying visant à faire pression sur ces règles, sans s’être renseigné si elles s’appliquent réellement au produit en question. Certaines entreprises accusent même l’Europe de « rejeter le progrès ». à cause d’une régulation qu’elles jugent « incohérente et trop complexe » (cf. la déclaration de Meta et Spotify) et qui « découragent les investisseurs » (cf. les propos du directeur de Google pour l’Europe).

Heureusement, les autorités ne semblent pas se laisser impressionner par ces jérémiades. Par exemple, la Commissaire en charge de la concurrence Margrethe Verstager a rappelé à Google qu’au lieu « d’embêter » ses utilisateurs, « elle aurait pu faire les choses complètement différemment » et offrir le choix de services alternatifs. Quant au président de l’Autorité française de la concurrence, Benoît Cœuré, il a martelé (in Le Monde) qu’«Apple ne peut pas imposer ses règles à l’Europe. [La règlementation sur l’accès aux marchés numériques] n’est pas une barrière à l’innovation ». Du côté des concurrents des GAFAM, on relève que «plutôt que d’investir du temps et de l’énergie dans la lutte contre la réglementation, les [géants de la tech qui rouspètent] devraient plutôt se concentrer pour trouver la meilleure façon de rendre leurs systèmes plus ouverts et plus transparents » (Mozilla – éditeur de Firefox – cité par Le Monde). Quant aux géants du numérique eux-mêmes, ils semblent comprendre qu’ils vont devoir composer avec la régulation, en témoigne la soudaine envie de Telegram ou de Twitter/X(Grok) de se mettre en conformité avec les exigences en matière de collaboration avec la Justice pour l’un et en matière d’IA pour l’autre.

Médicaments ou denrées alimentaires mises sur le marché sans règles ? Allons donc !

Quoi qu’il en soit, l’antienne « la régulation tue l’innovation » est ancienne et tenace. Mais elle ne se vérifie en général pas. Dans certains cas, on peut même affirmer que, sans régulation, il n’y a tout simplement pas d’innovation. C’est notamment le cas des droits de propriété intellectuelle ; personne ne serait assez stupide pour faire de la R&D sans la possibilité de protéger le résultat par un brevet soumis à des règles édictées par l’Etat. Et, dans d’autres cas, l’intérêt public (souvent le principe de précaution) commande que l’innovation soit encadrée par des règles. Par exemple en matière de santé publique ou de protection de l’environnement. Ainsi, pas question de mettre sur le marché un nouveau médicament, même révolutionnaire, sans qu’une autorité ne l’ait approuvé sur la base de règles beaucoup plus strictes que celles qui encadrent les produits et marchés numériques. Il ne viendrait aussi à l’idée de personne d’autoriser la mise sur notre marché de produits alimentaires made in USA sans respecter nos règles locales, même lorsqu’ils contiennent des technologies aussi innovantes que par exemple des OGM.

Les dangers de l’IA doivent être cadrés

En matière de technologies numériques et d’IA en particulier, la pertinence de règles encadrant l’innovation saute aux yeux. Les dangers pour la démocratie (p. ex. production et diffusion de fake news pour manipuler des votations et élections), pour l’Etat de droit (p. ex. décisions automatisées erronées), pour la concurrence loyale et la protection des consommateurs (p. ex. manipulation des prix, produits dangereux), pour la protection de la jeunesse (p. ex. via des réseaux sociaux addictifs), pour l’intégrité physique et numérique des individus (p. ex. par des deep fake ou du harcèlement numérique qui finit en risque physique), etc. sont suffisamment graves et nombreux pour justifier cadre légal strict. Personne ne s’offusque par exemple que les règles européennes aient empêché TikTok de diffuser sous nos latitudes sa version « lite », hautement addictive pour les jeunes.

Face à ces dangers, il faut une régulation. Une régulation qui n’empêche pas d’innover et de tester, mais, c’est une différence importante, de mettre sur le marché ou de diffuser un produit qui ne la respecte pas. C’est aussi un enjeu de souveraineté : Lorsque les Etats établissent des règles selon leurs valeurs et leur conception de l’intérêt public, ils doivent les faire respecter (quelle qu’elles soient), au risque de finalement se soumettre au droit que l’entreprise en question veut bien respecter (qu’il s’agisse de ses propres règles ou de celles de l’Etat qui a su, lui, faire respecter sa souveraineté).

L’allergie à la régulation est une allergie à l’intérêt général

Derrière cette critique de la régulation se cache en réalité non pas une volonté d’encourager les entreprises innovantes, mais bien une attaque néolibérale, voire libertarienne, contre la défense de l’intérêt public. Elle n’est pas sans parallèle avec certaines clauses dites « cliquet » (ratchet), de « gel » (stanstill) ou de listes négatives que les fanatiques du libre marché et des profits sans limite veulent introduire dans les accords de libre-échange ou protection des investissements et interpréter pour qu’elles prohibent toute réglementation postérieure à la conclusion de l’accord. Cela empêcherait de réguler une technologie qui n’a pas encore été inventée. On imagine aisément l’impact qu’auraient eu des telles limites avant, par exemple, l’invention de l’énergie nucléaire.

Au final, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. L’Europe ne loupera pas le train de l’innovation parce qu’elle impose ses règles. Parce que c’est un marché trop important et trop lucratif. S’il faut s’inquiéter d’une chose, c’est plutôt de la nouvelle perte de souveraineté helvétique. Une  fois de plus, la Suisse ne peut que constater que des entreprises proposent des services à ses habitantes et habitants en se calquant uniquement sur la règlementation européenne… et en ignorant totalement la sienne.

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