Cela pourrait être une énième, et malheureusement désormais banale, histoire d’une multinationale qui s’accapare presque gratuitement des ressources naturelles, assèche les réserves destinées à la population locale et en tire d’énorme bénéfices. Mais c’est aussi un exemple assez frappant des effets de la dérégulation néolibérale à l’œuvre dans de nombreux pays, y compris en Suisse. Cette frénésie de désengagement de l’Etat est si peu populaire que ses promoteurs la camouflent souvent en « lutte contre la bureaucratie ». Car la « bureaucratie », personne n’aime ça. Pourtant, derrière cette « bureaucratie » tant honnie par les ultralibéraux il y a des règles d’intérêt public qui protègent la population… et empêchent que l’on fasse des profits sur son dos. Une variante consiste à exiger des coupes budgétaires pour pouvoir « baisser les impôts dans l’intérêt des contribuables (aisés) ». Les impôts, ce n’est pas très populaire non plus. Mais cela sert notamment à faire appliquer les règles d’intérêt public.
En juillet dernier, « Le Monde » a raconté l’histoire d’une source que possède Nestlé dans la région de San Bernardino en Californie. L’article (« En Californie, les bouteilles amères de Nestlé ») n’est disponible que pour les abonnés, mais je le résume ici.
Comme souvent, la multinationale a acheté, il y a plusieurs décennies, une source pour une bouchée de pain (624 Dollars par an !) afin d’en faire de l’eau en bouteilles vendue à un prix astronomique (l’eau en bouteille coûte en général mille fois plus cher qu’au robinet). Comme souvent, les bénéfices sont colossaux. Et comme de plus en plus souvent, le pompage privé assèche petit à petit les réserves voisines appartenant aux collectivités locales et la population subit des restrictions en pleine sècheresse (le gouverneur a d’ailleurs promulgué en mai une loi qui instaurera à partir de 2022 un rationnement permanent pour les habitants : pas plus de 208 litres par personne et par jour). Mais ça, c’est une histoire malheureusement récurrente : plus près de chez nous, il y a eu aussi le cas de Vittel.
Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est l’impact de la déréglementation que les administrations Reagan et Trump ont successivement imposés, au nom d’un ultralibéralisme à la mode au temps de la première et camouflé en « lutte contre la méchante bureaucratie centralisatrice » par la seconde.
Moins de lois, moins de protection
Cette déréglementation a notamment eu pour conséquence un amaigrissement drastique des lois et des coupes budgétaires massives. En Suisse, l’UDC, le PLR et les milieux patronaux tiennent d’ailleurs un discours similaire en proposant par exemple, de biffer une ou deux lois avant d’en promulguer une nouvelle (ce qui est une ânerie, comme je l’explique ici ; mais bon, le principe même de l’idéologie, c’est justement de faire passer des âneries à tout prix…). Ils n’ont eu par ailleurs de cesse de prôner baisses des impôts et cures d’austérité, les premières justifiant les secondes et vice-versa. Or, les lois et les employés de l’Etat, ce n’est pas pour faire joli. Ce n’est pas pour enquiquiner les citoyens. C’est pour les protéger. Et c’est pour empêcher que les intérêts privés ne l’emportent sur l’intérêt général. Dans notre histoire d’eau californienne, ce sont la suppression de nombreuses règles légales et les coupes dans les administrations publiques qui ont permis à une multinationale de s’enrichir en restreignant l’accès à l’eau potable pour la population locale. Par exemple, selon un responsable du National Forest Service cité par « Le Monde » : « Sous Ronald Reagan, le nombre de pages de notre code réglementaire a été réduit de moitié. On a dû laisser tomber deux des cinq critères de fixation de la redevance. Dont le prix du produit que les compagnies fabriquaient. » Conséquence : le nouveau prix de la concession pour la source de Nestlé est passé à… 2050 Dollars par an, un montant tout ce qu’il y a de plus risible si on le compare aux gigantesques profits réalisés par la vente d’eau en bouteille.
Pour faire appliquer les règles, il faut des moyens
En outre, baisser le nombre de fonctionnaire au nom de la « lutte contre la bureaucratie » ou d’un « secteur public svelte » prive toute simplement l’Etat de moyens pour faire appliquer les règles d’intérêt public. Ainsi, il a fallu attendre 2015 pour s’apercevoir que la concession de Nestlé avait expiré… en 1988 déjà. L’article du « Monde » détaille les raisons : « Pourquoi l’agence n’a-t-elle pas trouvé le temps de réexaminer celui de Nestlé ? Comme souvent, tout est parti du président républicain Ronald Reagan, le grand dérégulateur des années 1980. « Le budget du National Forest Service a été amputé de 46 % », rappelle le forestier. L’eau n’était pas une priorité. « J’avais 11 autres projets à examiner. Vingt kilomètres de nouvelle voie ferrée, un projet de tunnel de 13 km pour 5 millions de dollars … », explique [le responsable cité précédemment]. Les autorités ont alors laissé les détenteurs de permis opérer sans renouvellement. ».
Cette histoire ne me choque pas uniquement parce que, en tant que municipal en charge des eaux, je suis attaché au service public, en particulier au droit à l’eau potable. Elle m’inquiète aussi en tant que citoyen, surtout quand on voit avec quel enthousiasme la droite majoritaire dans notre pays tente, par pure idéologie, de faire passer en force l’affaiblissement de l’Etat, la suppression des règles d’intérêt public et la diminution des moyens pour les faire appliquer. La conséquence de cette politique est tout simplement de faire primer les intérêts privés sur ceux des populations. Y compris lorsqu’il s’agit d’un bien public aussi vital que l’eau.