ISDS : une justice parallèle au service des multinationales

Connaissez-vous l’« investor-state dispute settelment » (ISDS), ou résolution des différends entre investisseurs et Etats ? C’est un instrument discret et opaque à la disposition des multinationales et qui pourrait coûter cher aux contribuables helvétiques : On parle de 8 milliards de francs. Pour comprendre, rembobinons.

L’ISDS (dont j’ai déjà parlé à maintes reprises, notamment ici), généralement contenu dans un accord de libre-échange, permet à une multinationale qui s’estime lésée par la décision d’un Etat d’obtenir des dommages-intérêts, sans passer par les tribunaux ordinaires. Pour cela, elle saisit un tribunal arbitral (dont elle choisit un des juges), lequel siège à huis-clos et dont les décisions ne sont pas sujettes à recours. Ces arbitres décident si l’entreprise a été « injustement expropriée » ou a vu ses perspectives de profits baisser. Ce ne sont pas des ressortissants du pays concerné et ils n’en appliquent pas le droit ; ceux qui les appelleraient « juges étrangers » n’auraient donc pas tort. C’est une sorte de justice parallèle, calquée sur les besoins des grandes entreprises. Pourtant ces dernières avouent que nos tribunaux sont excellents et le Conseil fédéral admet ici que « le système juridique suisse est ouvert à toutes les personnes physiques et morales en Suisse, quelle que soit leur nationalité, et garantit une protection adéquate et non discriminatoire ».

A l’origine, l’ISDS était censé pallier la prétendue inefficacité des tribunaux des pays en développement, mais il est désormais utilisé contre tous les pays. Plusieurs Etats ont été condamnés à verser des sommes colossales parce qu’ils avaient pris des décisions d’intérêt public qui contrariaient des entreprises privées. Par exemple, la Pologne a dû payer 1,6 milliard de francs parce qu’elle a renoncé à privatiser une compagnie d’assurance. D’autres Etats ont renoncé à des mesures d’intérêt public par crainte d’une condamnation, comme l’Allemagne, menacée de devoir payer 2 milliards de francs au géant de l’énergie Vattenfall, qui a dû accepter la construction d’une centrale à charbon dans un marais protégé. Quelques années plus tard, elle a dû à nouveau transiger avec Vattenfall en lui versant près de 1,5 milliard de francs, cette fois-ci en raison de sa décision de sortir du nucléaire. Et les Pays-Bas sont menacés de devoir payer eux-aussi en raison de leur décision de cesser la production d’énergie au charbon. Quant à la France, elle a admis avoir renoncé à légiférer sur la protection de l’environnement par crainte d’une telle plainte. Ces exemples ne sont hélas pas isolés, comme le montre cette liste (en Anglais).

Jusqu’ici, notre pays avait été épargné. Mais, en 2020, un fonds d’investissement basé aux Seychelles a réclamé 300 millions de francs sur la base d’un accord Suisse-Hongrie, à cause d’un arrêté fédéral urgent sur la revente de terrains. Le cas est pendant et bien malin qui pourra dire ce que décideront les arbitres, qui siègeront à huis-clos.

Mais le risque le plus coûteux est encore à venir : le sauvetage du Credit Suisse a aiguisé l’appétit de ceux qui ont perdu de l’argent dans cette affaire (même s’ils en connaissaient les risques). Des plaintes ISDS contre la Suisse sont en préparation et on estime le montant des dommages-intérêts à 8 milliards de francs. Tout ça pour avoir appliqué nos propres règles à une entreprise qui a son siège dans notre pays.

Le Parlement fédéral se prononcera prochainement sur un accord de libre-échange avec l’Indonésie qui introduit un ISDS, mais aussi sur la résiliation du Traité sur la Charte de l’énergie, que de nombreux Etats (p. ex. la France) ont résilié parce qu’il contient un tel mécanisme d’arbitrage (cf. cette motion). Espérons que l’on pourra compter aussi sur le vote de ceux qui prétendent défendre la souveraineté et s’opposer aux « juges étrangers ».

(Texte paru dans « 24 heures » le 11 mai 2023, légèrement complété)

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