« Monnaie pleine » et le fléau de l’indépendance des banques centrales

L’indépendance des banques centrales est une des positions idéologiques que les ultralibéraux défendent avec le plus d’acharnement. Basé sur les théories monétaristes (dont un des porte-drapeaux est Milton Friedmann), ce dogme prône une indépendance totale des banques centrales, qui ne doivent recevoir aucune instruction des autorités politiques élues. Justification officielle : les « experts » doivent mener la politique monétaire en se mettant au-dessus des querelles partisanes et éviter que celle-ci ne soit influencée par des objectifs politiques à court terme. Véritable justification : les banques centrales doivent avant tout lutter contre l’inflation, que les spéculateurs craignent comme la peste car elle diminue leurs bénéfices ainsi que les dettes de leurs débiteurs. Or, notamment en période de récession ou de déséquilibre monétaire, la politique souhaite – et c’est légitime – que la banque centrale mène une politique monétaire qui tienne aussi compte de l’emploi, de la croissance ou encore de la parité du pouvoir d’achat. Confer ces décisions à des experts « indépendants » permet, selon les partisans de l’indépendance des banques centrales, d’éviter que les élus mettent trop leur nez dans la politique monétaire, afin que celle-ci se calque sur les intérêts de la finance.

En Suisse, l’indépendance de la Banque nationale est un dogme solide. Toute la droite (centre-droit compris) s’arc-boute dessus comme s’il s’agissait d’une baguette magique responsable à elle seule de la bonne santé de l’économie. Ainsi, lorsque des élus socialistes souhaitent que la BNS respecte la Constitution fédérale, qui lui prescrit de mener une politique monétaire « servant les intérêts généraux du pays », la réponse est toujours la même : « cela nuirait à l’indépendance de la BNS ». Une politique monétaire qui favorise le plein emploi ? « Pas question, cela nuirait à l’indépendance de la BNS ». Tenir compte de la parité du pouvoir d’achat ? « Surtout pas, cela nuirait à l’indépendance de la BNS ». Publier les minutes des séances du directoire consacrées à la politique monétaire, comme le fait la Fed étatsunienne ? « Vous êtes fou, cela nuirait à l’indépendance de la BNS », etc. etc. … Et lorsque la BNS fait des erreurs manifestes qui coûtent très cher en termes d’emploi, p. ex. l’abandon du taux plancher (résultat : min. 100’000 emplois supprimés) ou le maintien d’un franc inutilement fort lors de la crise des années 1990 (résultat : 10 ans de stagnation de l’économie), pas question de la critiquer ou, pis, de lui demander des comptes, car, on s’en doutait un peu, « cela nuirait à l’indépendance de la BNS ».

Cette indépendance empêche d’ailleurs les élus de veiller au respect des objectifs légaux et constitutionnels de la BNS. Ainsi, l’abandon du taux plancher a été décidé en raison de la taille du bilan de la BNS, que cette dernière jugeait trop importante. Or, contenir la taille de son bilan ne fait pas partie de ses tâches ni légales, ni constitutionnelles. Et quand la BNS privilégie la lutte contre l’inflation alors que la Constitution et la Loi lui assignent d’autres objectifs (notamment de tenir compte de la conjoncture), là encore, la majorité parlementaire ne se plaint pas, parce que « cela nuirait à l’indépendance de la BNS ». En revanche, la gauche, à juste titre, ne considère pas l’indépendance des banques centrales comme un dogme absolu.

Mais quel est le lien avec « Monnaie pleine » ? Et bien, cette initiative propose… de renforcer l’indépendance de la BNS. Elle demande notamment de biffer cette phrase de la Constitution : « [La BNS] est administrée avec le concours et sous la surveillance de la Confédération. » La Confédération ne pourrait donc plus surveiller les activités de la Banque nationale, ni décider de son organisation. Une telle augmentation de l’indépendance de la BNS démontre à nouveau que les fondements théoriques et idéologiques de cette initiative reposent sur le monétarisme, qui est, rappelons-le, une doctrine ultralibérale. Déjà dangereuse en soi, cette aggravation de la situation de la BNS serait d’autant plus dommageable que « Monnaie pleine » la rendrait seule responsable d’émettre de la monnaie, qui plus est « sans dette, (…) et cela par le biais de la Confédération ou des cantons ou en l’attribuant directement aux citoyens. » Donc, en cas de oui à « Monnaie pleine », un organe non élu, ne respectant ni l’équilibre des sexes, des régions linguistiques et des sensibilités politiques, que la Confédération n’aurait en outre pas le droit de contrôler, se verrait confier la tâche très importante de distribuer aux collectivités publiques et aux citoyens des sommes que l’on imagine colossales. Voilà qui ne serait pas du tout démocratique. En ce qui me concerne, c’est une raison supplémentaire de voter NON à cette initiative trompeuse et dangereuse.

Cela dit, et pour que les choses soient claires, je ne suis pas partisan d’une emprise trop importante de la politique sur la BNS. Celle-ci doit notamment pouvoir mener sa politique monétaire comme elle l’entend, notamment en choisissant les instruments les plus appropriés. Mais les objectifs qu’elles doit suivre, ce n’est pas à elle d’en décider, c’est aux élus, le cas échéant au peuple. En outre, la BNS doit rendre des comptes aux élus, notamment en justifiant ses décisions de politiques monétaires surtout, comme l’abandon du taux plancher, quand elles ont un impact désastreux sur l’économie et l’emploi.

13 réflexions sur « « Monnaie pleine » et le fléau de l’indépendance des banques centrales »

  1. Parce que le conseil Fédéral intervient auprès de la BNS ? … pour rappel, en 2008, le sauvetage d’Ubs a été fait sans consulter en rien le Conseil Fédéral ! … Monnaie-Pleine ne correspond pas à votre description, vous défendez des positions partisanes, les socialistes n’étant pas à l’origine de cette initiative ! le but de monnaie-pleine est de sécuriser les comptes courant de la population (c’est un minimum pour ceux qui ont peu, merci aux socialistes de les soutenir !!!) et de redonner à la société publique, les moyens de poursuivre des projets de société, en dehors de l’arbitrage des banques, projets d’ailleurs que les Grandes Banques, la finances et notre gouvernance n’ont que faire ! Rien que les investissements de la BNS (gaz de schiste, sable bitumineux, …) bousille tout l’effort du pays pour l’environnement, ceci dans un silence assourdissant ! Les banques pourront continuer leur travail, enfin comme une véritable entreprise commerciale (en vrai libéraux comme ils se réclament) … bien entendu, l’affaire ne sera pas terminée une fois l’initiative passée … Socialisme abscent des causes progressiste … socialisme libéral en retard d’une crise !

    • Bonjour,
      Votre commentaire appelle quelques explications de ma part:
      « le but de monnaie-pleine est de sécuriser les comptes courant de la population  » C’est déjà le cas aujourd’hui. Les comptes jusqu’à CHF 100’000.- sont déjà garantis par un fonds de garantie. L’immense majorité de la population n’a pas 100’000.- sur son compte en banque et est donc déjà parfaitement protégée contre les faillites bancaires.
      « Rien que les investissements de la BNS (gaz de schiste, sable bitumineux, …) bousille tout l’effort du pays pour l’environnement, ceci dans un silence assourdissant  » L’initiative « monnaie pleine » ne dit pas un seul mot à ce sujet.
      « Monnaie-Pleine ne correspond pas à votre description » Il se trouve que oui, étant donné que je m’appuie sur le texte même de l’initiative. Ce qui n’est semble-t-il pas votre cas puisque vous pensez que cette initiative pourrait corriger la politique d’investissement de la BNS (qui est effectivement critiquable). Or, c’est plutôt le contraire qui se produirait, car, avec « monnaie pleine », la BNS deviendrait encore plus indépendante et incontrôlable par les élus.

      • Comptes garantis jusqu’à 100’000 francs ? Savez-vous qu’un cette garantie est limitée à un montant de 6 milliards de francs. Or le total des avoirs en compte s’élève à plus de 400 milliards ! En conséquence la garantie offerte ne dépasse pas 1,5%. Ce qui veut dire que quelqu’un possédant 5’000 francs en compte ne recevra que 70 francs…et un mouchoir pour pleurer. Belle garantie!

        • Il n’y a aucune raison de penser que cette somme, si faible soit-elle, est insuffisante dans les conditions actuelles. Il est vrai qu’en cas de grave crise financière, elle ne le serait pas. Mais « monnaie pleine » n’y changerait rien… pas plus qu’elle n’éviterait la moindre grave crise.

          • Désolé de vous contredire. Monnaie pleine change totalement la donne car avec elle les comptes courants ne sont plus intégrés au bilan des banques et sont dès lors épargnés par la faillite de la banque. Quant aux crises, Monnaie pleine donne plus de moyens à la BNS pour les contrer.

          • « Quant aux crises, Monnaie pleine donne plus de moyens à la BNS pour les contrer. » Ah bon? A quelle disposition du texte de l’initiative faites-vous allusion???

      • Pour expliquer les choses, il faudrait être informé: la garantie de 100’000 francs est limitée à 6 milliards pour toute la Suisse, et ne couvre donc que 1.4% de tous les avoirs des clients. Même le Comité international de surveillance bancaire de la BRI a déclaré dans un récent rapport qu’il ne pouvait pas considérer que l’argent des clients bancaires était sécurisé en Suisse avec une garantie limitée à 6 milliards.
        Quant aux investissement de la BNS… sont-ils vraiment pire que ceux des banques commerciales ? Evidemment, ce que font les banques commerciales, personne ne le sait trop. C’est pourquoi il est préférable que les choses importantes soient gérées par une institution transparente, sur laquelle il peut y avoir un contrôle, plutôt que dans l’opacité de la finance privée.

        • « C’est pourquoi il est préférable que les choses importantes soient gérées par une institution transparente, sur laquelle il peut y avoir un contrôle, plutôt que dans l’opacité de la finance privée. » Le texte de l’initiative dit exactement le contraire en biffant la phrase à propos du contrôle de la BNS par la Confédération. [Attention ironie: ] Avez-vous lu votre texte? [fin de l’ironie]

  2. Monsieur Schwaab,

    On ne doit pas avoir lu le même texte.

    Dans celui qui est disponible sur le site de la confédération, https://www.bk.admin.ch/ch/f/pore/vi/vis453t.html, on peux y lire:

    L’article 99a al. 6: Dans l’accomplissement de ses tâches, elle (la BNS) n’est tenue que par la loi.

    Et l’article 99 al. 4: La loi organise le marché financier dans l’intérêt général du pays. Elle règle notamment :
    a. les obligations fiduciaires des prestataires de services financiers ;
    b. la surveillance des conditions générales des prestataires de services financiers ;
    c. l’autorisation et la surveillance des produits financiers ;
    d. les exigences en matière de fonds propres ;
    e. la limitation des opérations pour compte propre.

    Le parlement aura enfin le contrôle législatif sur la finance à la place de la BNS qui a pour mandat légal de mener la politique monétaire dans l’intérêt général du pays.

    • Attendez, vous ne n’allez quand même pas nier que l’initiative biffer cette phrase de la Constitution: « [La BNS] est administrée avec le concours et sous la surveillance de la Confédération. » ?
      Quant au contrôle législatif de la BNS par le Parlement, il existe déjà. Seul le Parlement peut édicter la loi sur la BNS et donc définir son mandat et ses objectifs précis. Le problème est que, jusqu’à présent, il n’a pas voulu légiférer correctement. « Monnaie pleine » ne changerait rien à cela. Si l’initiative avait voulu quelque chose de plus précis, il fallait le mettre dans le texte.
      Bien cordialement,

  3. Monsieur Schwaab,

    une autre petite correction, pour votre information, la Confédération est la seule constitutionnellement reconnue comme étant exclusivement autorisée à battre monnaie (art 99 al.1 cst). La BNS a reçu le mandat légal du monopole d’émission des billets de banque. Monnaie Pleine ne change rien à cela.

    Je vous recommande la lecteur de la réponse du CF à l’interpellation parlementaire suivante: https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20123305

    Extraits:

    – LA 1er PHRASE CLE: L’argent au sens du droit constitutionnel ne comprend pas la monnaie scripturale des banques

    – LA 2eme PHRASE CLE: La croissance des substituts monétaires est laissée à la libre appréciation des marchés, conformément à la conception du secteur privé ancrée dans la Constitution.

    – Les moyens de paiement ayant cours légal font l’objet d’une énumération exhaustive à l’article 2 de la loi fédérale sur l’unité monétaire et les moyens de paiement (LUMMP).

    – Etant donné les différences de solvabilité des établissements gérant des comptes, les avoirs à vue auprès des banques ne jouissent pas des caractéristiques des dépôts auprès de la banque centrale: la standardisation et la fongibilité.

    – Contrairement aux moyens de paiement légaux, nul n’est tenu d’accepter la monnaie scripturale des banques

    – L’article 2 LUMMP précise que les moyens de paiement légaux sont les espèces métalliques, les billets de banque et les avoirs à vue auprès de la Banque nationale suisse (BNS).

    La monnaie légale est la seule qui répond à l’article 84 du code des obligations qui dicte que Le paiement d’une dette qui a pour objet une somme d’argent se fait en moyens de paiement ayant cours légal dans la monnaie due.

    Alors non Mr Schwaab, « Monnaie pleine » ne rendrait pas seule la BNS responsable d’émettre de la monnaie légale, c’est la Confédération qui en a constitutionnellement la charge. La BNS a pour mandat de mettre en circulation cette monnaie légale. Monnaie Pleine ne change rien à cela.

    Monnaie Pleine permet aux gens, aux entreprises et aux administrations d’accéder à la monnaie légale du pays sans l’intermédiaire incontournable des substituts monétaires des banques commerciales.

    Bien à vous

  4. Les opposants à l’initiative Monnaie pleine se contredisent. Ils n’ont cessé de lui reprocher qu’elle mettrait en danger l’indépendance de la Banque nationale, car elle serait sujette à des pressions politiques. Et voilà qu’on lui reproche maintenant qu’elle rendrait la BNS trop indépendante…

    En fait, les parlementaires, qu’ils soient de gauche ou de droite, ne veulent en grande majorité pas de cette initiative pour la seule raison plausible qu’ils sont inféodés à la finance internationale (peut-être même sans le savoir).

    En vérité, l’indépendance de la BNS consiste à ce que notre banque centrale puisse librement exécuter son mandat et non à ce qu’elle puisse le violer. Son mandat est la stabilité des prix, aujourd’hui comme avec la monnaie pleine. La monnaie pleine donnera plus de moyens à la BNS pour la réalisation de son mandat, et non pas plus de possibilités de le violer.

    M. Schwaab devrait lire la loi sur la Banque nationale pour constater par exemple que les membres de la direction générale de la BNS et la majorité de son conseil de banque sont nommés par le Conseil fédéral. Il est donc possible déjà avec la loi actuelle d’avoir un contrôle sur la conformité du travail de la BNS à son mandat légal. Il est de plus toujours possible de modifier la loi sur la Banque nationale.

    Si donc, comme le déplore M. Schwaab, il n’y a pas d’équilibre des sexes, des régions linguistiques et des sensibilités politiques au sein de la BNS, qu’il s’en prenne à lui-même et à ses pairs du parlement.

    Heureusement, toutefois, que l’on n’en est pas encore à croire que l’égalité des sexes et la représentation linguistique puissent être des remèdes contre les crises financières et économiques…

    • « Les opposants à l’initiative Monnaie pleine se contredisent. Ils n’ont cessé de lui reprocher qu’elle mettrait en danger l’indépendance de la Banque nationale, car elle serait sujette à des pressions politiques. Et voilà qu’on lui reproche maintenant qu’elle rendrait la BNS trop indépendante… » Il se trouve que ce n’est pas ma ligne d’argumentation. D’autres opposants (par ailleurs partisans de l’indépendance des banques centrales) le prétendent, mais pas moi. C’est bien joli de chercher des contradictions dans le discours des gens, mais encore faut-il qu’ils aient vraiment dit les propos que vous leur prêtez…

      « M. Schwaab devrait lire la loi sur la Banque nationale  » C’est fait. J’ai même essayé de la changer à plusieurs reprises lorsque j’étais conseiller national.

      « En fait, les parlementaires, qu’ils soient de gauche ou de droite, ne veulent en grande majorité pas de cette initiative pour la seule raison plausible qu’ils sont inféodés à la finance internationale (peut-être même sans le savoir).  » Alors ÇA, c’est de l’argument! Franchement, cela me fait plutôt sourire. Mais c’est tout ce qui vous reste comme argument, je trouve cela plutôt triste.

      Si je résume vos propos en général « je n’ai pas lu le texte de l’initiative », « je suis inféodé à la finance internationale », « je n’ai pas lu la loi sur la BNS » etc. bref, « je n’ai rien compris ». Vous au moins, le respect des adversaires et des personnes qui n’ont pas le même avis que vous, vous savez ce que c’est. Bravo!

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