Evaluation par les clients : l’employeur ne peut pas en faire ce qu’il veut

Cela fait quelques années que je m’intéresse à l’évaluation des travailleurs par leur employeur et à ses conséquences en droit suisse du travail. J’ai déjà notamment traité des évaluations en courbe de Gauss (forced ranking), mais aussi des achats-test et des clients-mystère. J’ai récemment publié un article dans une revue scientifique de droit du travail (ARV-DTA pour ne pas la nommer) une analyse de la nouvelle tendance qu’ont certains employeurs de confier à leur clients l’évaluation de leur personnel (avec, en prime, une brève histoire de l’évaluation dans le monde du travail). Cette mode est grandement facilitée par les nouveaux outils numériques, qui permettent de donner son avis sur tout, tout le temps sur tout et en quelques clics seulement. En voici un résumé : 

Un employeur a le droit d’évaluer les prestations de son personnel. Il a notamment le droit de savoir si les objectifs qu’il a fixés ont été atteints. Ces évaluations peuvent aussi être avoir un intérêt pour les employés, car elles permettent de déterminer si leurs tâches sont en adéquation avec leur formation et leur expérience. Ces évaluations prennent en général la forme d’un entretien annuel, mais elles viennent aussi de plus en plus souvent des clients. Grâce à l’essor des outils numériques, ces derniers (moi compris !) sont habitués à donner leur avis tout le temps et sur tout, en notant toutes les prestations dont ils profitent, par exemple en leur accordant de une à cinq étoiles, le cas échéant assorties d’un commentaire. Outre les célèbres tripadvisor ou airBnB (qui génèrent aussi leur lot d’abus, des fausses évaluations au « review bombing »), il existe une multitude de sites qui permettent d’évaluer les hôpitaux, les avocats, les architectes, etc. Récemment, les élèves d’un gymnase vaudois se sont signalés par un site où ils publiaient des évaluations de leurs enseignants. Il était donc logique que les employeurs se mettent à puiser dans cette manne sans fond que sont les évaluations laissées par leurs clients… et, pour certains, en fassent porter le chapeau à leurs employés.

Parmi les employeurs friands d’évaluations par la clientèle. Il y a bien sûr les entreprises du secteur technologique comme Uber, Swisscom, Sunrise ou Apple qui demandent systématiquement à leurs clients de noter leurs employés après chaque prestation, souvent par le biais d’un ou plusieurs SMS de rappels. evaluation-king-jouetMais il y a aussi de nombreuses entreprises plus « traditionnelles » qui usent, et parfois abusent des notes données par les clients : cela va des chaînes de restauration rapide (McDonald’s, Burger King, Autogrill) qui offrent un burger ou un café au client qui donne son avis sur le service, à l’aéroport international de Genève qui demande de noter la propreté des sanitaires, le temps d’attente aux contrôle et l’efficacité de la cafétéria grâce à des bornes à « smiley » installées un peu partout, en passant par la compagnie aérienne (swiss) qui aimerait savoir comment les passagers voyageant avec des enfants ont été servis par le personnel de bord et au sol.img_7341

La plupart du temps, ces notes ne peuvent pas être attribuées à un employé en particulier, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’équipes. Mais, très souvent, l’employeur a la possibilité de savoir exactement quel employé a fourni la prestation, soit parce que le client doit évaluer une personne en particulier (c’est souvent le cas des services de livraison à domicile), soit parce qu’on peut précisément identifier qui était là pour le servir. C’est alors que ces évaluations peuvent avoir des conséquences sur l’employé, qui vont du bonus pour celui qui en a de bonne au coaching, voire au licenciement, pour celui qui est moins bien noté.

La protection de la personnalité de l’employé

Lorsqu’il évalue, notamment lorsqu’il utilise les notes données par ses clients, l’employeur ne peut pas faire n’importe quoi. Une de ses obligations principales est de protéger la personnalité de ses employés. Cela signifie qu’il doit respecter l’ensemble des valeurs liées à la personne humaine : physiques, psychiques, affectives et sociales. Tout employé a le droit de ne pas subir d’atteinte à sa sphère personnelle. L’employeur ne doit pas seulement s’abstenir de telles atteintes, mais aussi prendre les mesures raisonnables pour les éviter. Il doit aussi traiter son personnel avec bienveillance et respect.

Ce principe s’applique aussi lors de l’évaluation. Cela signifie qu’elle doit être objective, porter sur l’ensemble de la relation de travail et non pas uniquement un seul aspect, même s’il est le seul que l’on peut traduire en données chiffrées. Une évaluation respectueuse de la personnalité doit aussi tenir compte de la situation personnelle de l’employé : celui qui, par exemple en raison d’un divorce ou d’une maladie, a « un jour sans », ne doit pas être pénalisé parce qu’on l’a évalué à un moment où il ne pouvait donner le meilleur de lui-même. Une évaluation doit aussi être menée par une personne qui connaît le domaine évalué.

Par ailleurs, une évaluation qui respecte la personnalité des employés ne saurait conduire à des discriminations. Si certaines catégories d’employés ont systématiquement de moins bons résultats, c’est que la fixation des objectifs ou l’évaluation sont discriminatoires. Or, les exemples de discriminations vraiment scandaleuses suite à des évaluations sur des plateformes numériques sont hélas légion

Des évaluations prévisibles

Quoi qu’il en soit, les employés doivent savoir clairement à l’avance ce qui sera évalué, quand cela aura lieu et ce qu’il convient de faire pour obtenir une bonne note ou s’améliorer en cas de mauvaise. L’évaluation doit aussi porter sur les tâches qui ont été assignées à l’employé : pas question, par exemple, d’exiger d’un vendeur qu’il transforme ses clients en « ambassadeurs de la marque » comme le fait par exemple Apple. En outre, il faut convenir à l’avance si l’évaluation aura un impact sur la poursuite de la carrière, par exemple une prime en cas d’évaluation très positive, un coaching en cas de résultat mitigé ou un licenciement en cas de très mauvais résultat. Enfin, un employé doit pouvoir donner son point de vue sur une évaluation, afin que l’employeur puisse tenir compte du contexte qui expliquerait une éventuelle mauvaise note.

L’évaluation par les usagers et les clients sont en général illégales

Comme elles ne respectent que rarement les principes évoqués ci-dessus, les « évaluations » externes, notamment celles qui sont réalisées par les clients, sont en général illégales si elles ont un impact sur la suite de la carrière. D’une part parce que les « évaluateurs » n’ont pas été formés pour évaluer correctement (et ne connaissent en général pas grand’chose à la façon dont les prestations sont fournies) et d’autre part parce qu’ils ne sont que rarement conscients de l’impact de la note qu’ils donnent. Ils n’agiront donc probablement pas avec la bienveillance nécessaire. Ainsi, de nombreux employeurs, notamment Uber, considèrent comme mauvaises des notes que tout un chacun, en se basant sur son expérience scolaire, a de bonnes raisons de croire bonnes. Ainsi, un chauffeur Uber qui obtient régulièrement des notes inférieures à 4,5/5 (soit des avis positifs à 90% !) risque de perdre son emploi en étant déconnecté de force à l’application (ce qu’Uber persiste à réfuter, malgré de nombreuses preuves et témoignages).

Enfin, il arrive souvent qu’un client qui donne une mauvaise note le fasse pour une raison qui n’a rien à voir avec la prestation de l’employé. Cela peut être dû à sa mauvaise humeur, par exemple parce qu’il s’agissait de réparer une connexion informatique en panne, ou à des événements extérieurs, comme un embouteillage qui fait arriver en retard. Quoi qu’il en soit, l’employeur n’a souvent pas les moyens de savoir pourquoi un client a donné telle note. Il lui sera donc impossible de garantir l’objectivité de l’évaluation et l’employé concerné ne pourra pas donner son point de vue puisqu’il ignore lui aussi les raisons qui ont poussé le client à le noter de la sorte.

Les conséquences d’une évaluation illégale

Si l’employeur ne respecte pas les principes évoqués ci-dessus, il n’a pas le droit de tenir compte de l’évaluation. Il ne pourra donc par exemple pas baisser le salaire parce que les notes données par les clients sont mauvaises. Il ne devra en outre pas conserver des résultats erronés et le cas échéant les corriger afin qu’ils correspondent à la réalité, comme l’exige la loi sur la protection des données. Enfin, un éventuel licenciement fondé sur une telle évaluation sera abusif et l’employé concerné pourra obtenir une indemnité allant de un à six mois de salaire.

Le mythe de l’objectivité et de la neutralité des données

L’usage intensif des évaluations chiffrées se fondent sur une croyance de plus en plus répandue au mythe de l’objectivité et de la neutralité des données. Les précurseurs de l’évaluation des travailleurs croyaient d’ailleurs en un « management basé sur la science ». En outre, l’essor du « big data » pousse de plus en plus de gens à se fier à des décisions « basées sur les données » qui seraient beaucoup plus objectives, plus rationnelles, plus exhaustives et donc plus fiable, car étayée par des chiffres, qui, c’est bien connu, « ne mentent pas ». Or, ces raisonnements occultent totalement le fait que des données ne sont qu’un reflet très partiel de la réalité. Toute banque de données comporte des lacunes, des biais… et des erreurs. Le choix des critères de sélection des données est toujours subjectif. Il ne faut aussi pas perdre de vue que toute activité n’est pas forcément numérisable, ni traduisible en indicateurs pouvant être comparés. Une évaluation basée sur des chiffres sera donc forcément incomplète et subjective, malgré la rationalité immanente qu’un nombre important de personnes lui attribue.

5 réflexions sur « Evaluation par les clients : l’employeur ne peut pas en faire ce qu’il veut »

  1. Bonjour Jean-Christophe
    Votre article est intéressant et je me retrouve dans une des situations mentionnées. Une partie de mon bonus est articulée autour d un questionnaire de satisfaction des plus subjectifs. Mon secteur d activité est en effet en proie à de nombreux paramètres sur lesquels je n’ai absolument aucun impact ; chose dont les clients n ont aucune idée. Existe t’il des articles de loi sur lesquels je pourrais m appuyer afin de faire valoir mon point de vue auprès de mon employeur ? Merci d avance.

    • Bonjour Alexandre,
      Il n’existe pas d’article de loi qui parle spécifiquement de ce problème. Je construis toute mon argumentation sur l’art. 328 CO, qui prescrit que l’employeur doit protéger la personnalité des travailleurs. Je peux volontiers vous faire parvenir une copie des articles juridiques que j’ai écrits sur le sujet, qui contiennent beaucoup de détails.

  2. Bonjours Jean-Christophe,

    Merci pour cet artocle très pertinent.

    Je me suis retrouvé des deux côtés de cette relation (évaluateur/évalué) et je vois bien le problème causé par ces évaluations.

    La chance pour moi c’est d’avoir fais cette activité dans mon domaine de formation où j’ai plus de 24 ans d’experience.

    Le plus difficile dans cet exercice, c’est de rester objectif et de ne pas faire de comparaison entre les boutique de la même enseigne ou d’une enseigne concurente.

    Encore merci pour ton article.

  3. Ping : La face cachée des notes - redacteur-independant.ch

Répondre à Alex Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *