Ouverture des magasins: la liberté n’est pas une potion magique

Les partisans de la libéralisation totale des heures d’ouverture des commerces viennent d’essuyer trois défaites. Les deux premières sont politiques: Mi-septembre, le grand conseil vaudois a refusé d’entrer en matière sur la possibilité d’autoriser l’ouverture des commerces deux dimanches supplémentaires. Presque au même moment, les électrices et électeurs fribourgeois refusaient une prolongation des horaires d’ouverture des commerces le samedi. La troisième défaite est juridique: Le tribunal administratif fédéral (TAF) vient de confirmer une décision du secrétariat d’Etat à l’économie interdisant aux supermarchés des stations-service (ou shops, en anglais dans le texte) d’ouvrir 24 heures sur 24. Le TAF a mis à nouveau les choses au point: Le travail de nuit est dangereux pour la santé et ne saurait être admis pour des motifs aussi vagues que «les besoins d’une certaine clientèle».
Mais, malgré ces échecs, les partisans d’une libéralisation totale des heures d’ouverture ne baissent pas les bras. Ainsi, aux chambres fédérales, deux interventions parlementaires du PLR demandent pour l’une d’autoriser le travail de nuit dans les supermarchés de stations-service, pour l’autre de laisser aux cantons une liberté totale en matière d’heures d’ouverture des commerces. A cela s’ajoutent les déclarations du directeur de Suisse Tourisme en faveur d’ouvertures dominicales généralisées, censées «attirer les touristes» et «doper la croissance», et celles de la présidente du conseil d’administration de Coop, qui plaide pour une liberté totale de fixer les horaires, «en fonction du marché», ce qui «créerait des emplois pour ceux qui souhaitent travailler n’importe quand». On assiste ainsi à une escalade: La libéralisation totale n’est désormais plus un tabou, alors que les propositions précédentes étaient plutôt assimilables à une «stratégie du saucisson», qui opère par tranches digestes, discrètes et surtout plus difficiles à contester qu’une attaque frontale. Faisaient notamment partie de cette stratégie les ouvertures dominicales dans les grandes gares, l’autorisation du travail dominical et nocturne des jeunes de moins de 20 ans et la possibilité pour les cantons d’autoriser jusqu’à quatre ouvertures dominicales supplémentaires par an, dans tous les commerces.
Pourtant, malgré les promesses de ses partisans, une libéralisation des heures d’ouverture des commerces aurait sur l’économie et l’emploi des conséquences au mieux neutres, au pire néfastes et dans tous les cas incertaines. Ainsi, le pouvoir d’achat n’étant pas extensible, aucune croissance significative du chiffre d’affaire n’est à attendre. Les expériences des pays qui ont libéralisé leurs heures d’ouverture montrent des résultats contradictoires et que la mesure n’est certainement pas une potion magique pour soutenir l’emploi. Pis, les effets sur l’emploi pourraient même être négatifs, la libéralisation accélérant dans tous les cas la disparition des petits commerces indépendants, qui emploient à surface de vente égale plus de personnel que les grandes chaînes, qui sortent toujours gagnantes de l’opération.
Une chose est sûre en revanche: La libéralisation se fait sur le dos du personnel de la vente. Déjà soumis à des conditions de travail difficiles (bas salaires, horaires flexibles, travail sur appel, peu de conventions collectives de travail), ce dernier aura, en cas de flexibilisation supplémentaire des horaires, le choix entre conserver son emploi, mais en faisant le même nombre d’heures sur une période plus longue ou le perdre au profit d’autres travailleurs qui, par exemple parce qu’ils n’ont pas de responsabilités familiales, peuvent se permettre de travailler n’importe quand. Il est également avéré que la flexibilité a des effets négatifs sur la santé des travailleurs concernés, à plus forte raison lorsque la part de travail de nuit augmente. On sait en effet qu’il cause fréquemment des troubles du sommeil, de la digestion ou du rythme cardiaque; selon l’Organisation Mondiale de la Santé, il augmente même les risques de cancer. A l’heure où les coûts de la santé explosent, prendre sciemment des mesures portant atteintes à la santé des travailleurs n’est pas responsable.
Cette absence d’arguments convaincants en faveur de la libéralisation des heures d’ouverture montre que l’acharnement de ses partisans est avant tout une question de principe. Il s’agit en effet de faire passer ceux qui défendent les intérêts du personnel de la vente pour des «conservateurs bornés» s’opposant à une hypothétique «évolution de la société». Ces arguments, même s’ils sont fréquents, font sourire: Les suisses du XXIème siècle – ils l’ont montré à maintes reprise dans les urnes – restent attachés à des horaires de travail réguliers et à un repos dominical commun à toute la population. Ils continuent aussi à privilégier l’intérêt public qu’est la protection de la santé des travailleurs face à l’intérêt privé des quelques personnes qui souhaitent pouvoir consommer n’importe quoi n’importe quand.

Colonne parue aujourd’hui dans «le Temps».

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