Smartvote ou l’échec du vote dit intelligent

A chaque élection, il faut sacrifier au remplissage du désormais incontournable questionnaire en ligne «smartvote». Cet outil de «vote intelligent» (enfin, c’est ce qu’il laisse entendre) s’est malheureusement taillé un monopole inexpugnable et malheur au candidat qui n’y serait pas présent: il risquerait de perdre toute chance de rendre ses positions un tant soit peu visibles. Et force est de constater que l’objet sait susciter l’enthousiasme. Les candidats sont tout fiers de comparer et de commenter leurs position dans le classement des meilleures réponses et leur fringantes «smartspider». Et tant pis si la campagne de l’APG pour faire la promotion du machin donne presque la nausée avec ses photos hideuses qu’il est impossible de ne pas voir moins de trente fois par jour, à moins de s’exiler dans une région sans panneau d’affichage.

Malheureusement, smartvote reste truffé d’erreurs si monumentales qu’il serait déraisonnable de faire confiance à ce logiciel pour remplir son bulletin de vote. Même pour se faire une idée sérieuse des véritables motivations des candidats, il faudra repasser. Voici pourquoi à l’aide de quelques-unes des questions proposée par ce logiciel:

1. Les personnes qui ne souhaitent pas rejoindre de réseau de médecins (Managed Care) et qui préfèrent encore le libre choix du médecin doivent-elles payer un quote-part plus élevée?

Cette question, qui porte pourtant sur un sujet très important, est gravement incomplète: ça dépend du type de managed care et ça dépend de si tous les assureurs sont obligé d’en proposer un ou plusieurs dans toutes les régions. Ça dépend aussi des conditions pour changer d’assureur si on n’est pas content de son réseau… Bref, en fonction de la mouture du managed care qui sortira des chambres, ce sera donc «oui», ou «non». Smartvote, lui, ne fait pas la différence. En outre, lors d’un débat parlementaire, il est obligatoire d’annoncer ses intérêts. Le fait qu’un candidat soit, par exemple, sponsorisé par une caisse-maladie (ce qui orienterait sa réponse) ne se voit en revanche pas sur smartvote.

2. D’après le concept de l’école intégrative, les enfants avec des difficultés d’apprentissage ou des handicaps seront en principe intégrés à des classes normales. Y êtes-vous favorable?

Ça dépend des moyens alloués et de la façon dont ça se fait. Sur le principe, bien sûr que c’est «oui». Mais si c’est sans moyens supplémentaires, en particulier pour l’encadrement, la mesure risque d’être contre-productive. Bref, ce brave «vote intelligent» est incapable de saisir la totalité des enjeux.

3. La Suisse possède des règles relativement strictes concernant la procréation médicalement assistée. Celles-ci devrait-elle être assouplies?

Ça dépend de ce qu’on assouplit, quand et comment. Mais il ne faut pas compter sur smartvote pour vous le dire.

4. Êtes-vous favorable à l’instauration d’un salaire minimum de 3’800 CHF pour tous les salariés (pour un poste à plein-temps / 40h/semaine)?

La réponse est assez facile en ce qui me concerne: c’est oui, sans hésiter. Mais, là encore, c’est tellement imprécis que ça en perd son sérieux: De quoi parle-t-on? De 3800.—Fr. par mois bruts? nets? (ça fait quand même une sacrée différence!) Pour combien d’heures de travail par semaine? 40, comme dans bon nombre de CCT? Ou plutôt 45-50 comme le maximum légal? En outre, le «vote intelligent» n’est visiblement pas vraiment à la page. Plus personne en effet ne parle de 3800.—Fr pour un salaire minimum légal. Suite au lancement de l’initiative de l’USS, on parle désormais de 4000.—Fr. bruts pour 42h/semaine (ou plutôt 22.—Fr. de l’heure, ce qui est plus précis pour tout le monde, quelle que soit la durée hebdomadaire du travail). Mais bon, peut-être que, sur ce sujet, on peut se contenter d’une réponse de principe, pour ou contre l’idée d’un salaire minimum légal.

5. Une imposition centrale sur les quantités dans la production laitière doit-elle être réinstaurée en Suisse à la place du libre marché laitier?

Ça dépend de qui la fixe et comment! Et aussi dans quel objectif…

6. Le chapitre «Dépenses publiques» est aussi assez rigolo:

Face à certaines dépenses publiques, smartvote demande si on souhaite les «augmenter nettement»: «Nettement» ça veut dire combien? Et comment finance-t-on cette «nette augmentation»: par la dette? par de nouvelles recettes (lesquelles)? en renonçant à d’autres tâches (lesquelles)? Bref, le «vote intelligent» ne semble guère être un expert en politique financière. Un peu plus loin, il demande si l’on est favorable à une «réduction des disparités cantonales», mais sans préciser de quelles disparités il s’agit et des critères employés pour cette réduction! Smartvote pense-t-il aux «disparités» entre canton alpins et de plaine, entre cantons urbains et ruraux, entre cantons frappés par le chômage ou pas, entre cantons disposant d’infrastructures ou pas, entre cantons à forte capacité financière ou pas? Impossible d’en savoir d’avantage.

Le contexte? Les enjeux? Vous n’y pensez pas!

Comme on peut le constater, les questions sont posées de manière si générale et si éloignée des enjeux auxquels les élus sont réellement confrontés qu’il est ardu de se faire une idée précise des vraies positions des candidats. En fonction du contexte et des implications concrètes de la question (que smartvote s’avère incapable de révéler), la réponse peut varier du tout au tout. Ce qui n’empêchera pas le logiciel de classer le candidat de manière stricte dans une catégorie. Quant à l’électeur qui remplit le questionnaire, il ne saura en général pas si le candidat qui a répondu le même chose que lui l’a fait parce qu’il partage réellement les même valeurs ou parce qu’ils croyait répondre à une question aux implications totalement différentes.

Toujours pas de possibilité de s’abstenir.

Autre défaut de smartvote (déjà recensé en 2007), impossible de s’abstenir. Il faut dire «oui» ou «non» (éventuellement avec une petite nuance vers le «plutôt»), point barre. Pourtant, c’est ce n’est pas si rare. Sur certains objets, c’est d’ailleurs parfois le mot d’ordre des groupes parlementaires ou des partis. Certes, l’élu qui s’abstient trop souvent finit par n’être que peu crédible. Mais smartvote semble totalement ignorer la signification de l’abstention, souvent utilisée stratégiquement pour montrer que l’on ne s’oppose pas à une réforme dont le contenu est insatisfaisant, malgré sa nécessité.

Girouettes, prenez garde!

Autre détail, plus amusant que navrant: Une fois le questionnaire rempli, plus question de le modifier. Heureusement que les Darbellay, Nantermod, Moret et autres néo-antinucléaires ont rempli le questionnaire après avoir tourné leur veste sur la question. Si l’accident de Fukushima était survenu en pleine campagne, nulle doute que smartvote aurait dû exceptionnellement laisser la possibilité de modifier ses réponses après coup!

L’euro? Le logement? C’est quoi ça?

Cerise sur le gâteau: le «vote intelligent» ignore totalement deux des grands dossiers actuels, pourtant brûlants: le surévaluation du franc et la crise du logement. Probablement smartvote pense-t-il que l’on peut «voter intelligemment» sans s’intéresser à ces sujets à la fois capitaux pour la population… et qui font la une des médias depuis plusieurs mois. Or, s’il y a bien deux dossiers pour lesquels il serait intéressant de connaître la position des candidats, c’est bien ces deux-là.

Dumping, vous avez dit dumping?

Autre oubli de taille: les mesures d’accompagnement à la libre circulation des personne. Mais peut-être que les problèmes de sous-enchère salariale, les faux indépendants, la sous-traitance en chaîne et la précarisation des rapports de travail n’intéressent finalement pas tant les électeurs que ça. Si c’est smartvote qui le pense, c’est que ça doit être vrai. Et d’ailleurs, si vous dites que vous êtes en faveur de la libre circulation des personnes (c’est mon cas, à condition de renforcer les mesures d’accompagnement), votre smartspider vous classe comme «partisan de l’économie libérale». Haha, la bonne blague!

Encourager l’individualisme dans un domaine avant tout collectif

Smartvote a enfin le défaut d’encourager le panachage et le vote individuel, étant donné que ce sont les candidats, et pas leurs listes, qui sont comparés. Les électeurs sont incités à composer leur liste en fonction de ce que le logiciel voudra bien leur dire, même si deux candidats peuvent avoir le même avis pour des raisons totalement différentes.

Or, dans un scrutin à la proportionnelle comme l’élection au Conseil national, c’est avant tout la liste qui compte, c’est-à-dire les valeurs et projets communs à tous les candidats d’une même liste. En effet l’action politique n’est concevable que collectivement. Un élu sans appuis ou qui joue solo n’a aucun poids et aucune chance de faire passer ses propositions, si bonnes soient elles. En revanche, un groupe d’élus mus par des objectifs communs a plus de chances de les atteindre. Tous ensemble.

Smart… vaud!

La solution s’appelle smartvaud, proposé par le parti socialiste vaudois. Cet outil permet de comparer ce que l’on a voté lors des dernières votations fédérales et cantonales avec les mots d’ordre des partis. Cela permet entre autre de constater que c’est le PS qui prend des positions le plus souvent en phase avec le vote des vaudoises et vaudois. Certes, c’est une analyse à postériori, alors que smartvote traite aussi de sujets pas encore soumis au vote populaire, mais, en ce qui concerne les objets de votation du questionnaire smartvaud, tous les enjeux et le contexte sont parfaitement connus. Pas question de répondre «je suis éventuellement plutôt d’accord, mais ça dépend à quelles conditions et du contexte». Là, un «oui» ou un «non» prend tout son sens.

8 réflexions sur « Smartvote ou l’échec du vote dit intelligent »

  1. Smartvote, le mal absolu?

    Dans son billet, mon collègue du Grand Conseil Jean-Christope Schwaab fustige d’un ton pour le moins acerbe la plateforme smartove. Cette plateforme internet – qui, rappelons-le, permet aux électeurs de découvrir sur la base d’un questionnaire quels candidats aux élections fédérales sont les plus proches de leurs idées – biaiserait la réalité, n’offrirait pas une degré de nuance suffisant et ne serait au final, dit-il en substance, qu’une arnaque à la fois pour le candidat et pour l’électeur.

    Comme tout instrument statistique, smartvote n’offre qu’une vision partielle de la réalité. Sur la base de corrélations entre les questionnaires remplis par les candidats et celui de l’électeur, il établit une liste de correspondances entre les opinions des candidats et celle de l’électeur. A mon sens, l’outil est globalement bien conçu. Les 6 axes choisis pour établir le profil des candidats – ouverture vers l’étranger, libéralisme économique, finances publiques restrictives, ordre et sécurité, politique migratoire restrictive, protection de l’environnement, état social, et société libérale – donnent une vision certes simplifiée, mais assez fidèle de la diversité des opinions politiques. Il y a fort peu de risque pour un électeur vert de se voir recommander un candidat UDC !

    L’impossibilité de s’abstenir ne me choque pas plus que cela. Dans un parlement, il est en théorie certes possible de s’abstenir. Mais l’abstention ne saurait être un programme politique. Cela me fait penser au parti radical-libéral qui s’est abstenu lors des votes aux Chambres au sujet de la sortie du nucléaire. S’abstenir, c’est refuser de décider, et dans un parlement, lorsque l’on s’abstient, l’on favorise dans tous les cas l’un ou l’autre camp. La possibilité sur smartvote d’exprimer un « plutôt » OUI ou un « plutôt NON » laisse déjà une latitude appréciable. Sans compter qu’en tant que candidat, on peut ajouter un commentaire pour justifier une réponse à une question qui mériterait nuances ou explications.

    Mais venons-on à la plus value qu’apporte smartvote dans le grand « souk électoral ».

    Je suis tout d’abord convaincu que smartove permet d’éveiller un intérêt pour les élections auprès de certains électeurs potentiels, en particulier les jeunes générations. Sans aller jusqu’à prétendre que c’est un moyen privilégié de lutter contre l’abstentionnisme, je pense que cela contribue à rapprocher les candidats des citoyens. Peu d’électeurs vont consulter directement les programmes des partis politiques. On peut les comprendre. Ce genre de choses n’intéresse que les maniaques de la politique que nous sommes…En tant qu’électeur, n’a-t-on pas envie d’élire les candidats qui défendront au mieux ses propres convictions ?

    Le risque d’individualisation de la politique est à prendre au sérieux. Voter pour quelqu’un uniquement parce « qu’il a une bonne tête » ne fait pas partie des comportements électoraux qui me réjouissent le plus. Smartvote cherche précisément à éviter ce type de comportements en mettant en avant les idées et non les profils « people » des candidats.

    Smartove a ainsi une vertu fort appréciable dans le contexte politique actuel. Il rétablit une certaine égalité des armes entre partis et politiciens disposant de gros budgets, d’une part, et ceux qui n’ont que la force de leurs idées à faire valoir, d’autre part. Effet collatéral bienvenu de cette égalité des armes : cela donne une visibilité aux candidats peu connus et qui n’ont aucune chance d’apparaître dans les médias. Tous sont égaux devant smartvote : il n’y a pas de possibilité de tricher, d’inonder les rues d’affiches électorales pour défendre ses positions. Smartvote évite aussi la langue de bois. Il faut répondre à la question « êtes-vous favorable à un congé paternité ?» par OUI ou NON. Pas de réponse du type « certes, il est nécessaire de s’engager résolument pour une politique familiale ambitieuse qui permette de soulager la classe moyenne »…

    Il reste alors à discuter sereinement des défauts du système smarvote. Car bien entendu, le système est imparfait. Le monopole dont bénéficie smartvote peut conduire à des dérives. (Mais serait-ce vraiment préférable qu’il y ait plusieurs systèmes concurrents sur le « marché » ?). La formulation de certaines questions laisse parfois à désirer. Et enfin – et c’est à mon sens sa plus grande faiblesse – smartvote ne permet de s’exprimer que sur des enjeux politiques actuels et très concrets. Il enfonce en réalité des portes ouvertes et ne laisse aucune place à l’utopie et aux idées novatrices. Car une campagne politique, c’est aussi cela : dire quels sont nos rêves et aspirations pour le futur lointain. Nous sommes en train d’assister à une crise majeure du système financier international. Ne serait-ce pas intéressant de connaître les propositions des candidats pour sortir de l’impasse dans laquelle nous a plongés le modèle productiviste ?

  2. Cher M. Schwaab,

    Encore une fois: ce serait bien d’ouvrir une page afin que l’on puisse ajouter des commentaires non liés aux textes du blog.

    Simplement pour vous féliciter, chers socialistes, de votre politiques à oeillères, ou l’insécurité est un mythe, ou tout est beau et les gens sont gentils. En tout cas lorsque le commun de la population s’en inquiète…

    MAIS, lorsqu’un diplomate ou fils de diplomate vit ce que des centaines de personnes vivent chaque année, un passge à tabac gratuit, là Mme la conseillère fédérale socialiste se rends compte que ce que ses concitoyens essaient de lui dire depuis des années est réel…

    Mme Calmy Rey devrait se sentir honteuse de ne réagir que maintenant.

    Socialistes: ouvrez les yeux, votre politique nous mène droit dans le mur.

  3. Cher Richard, il me semble que vous vous laissez vous aussi influencer par certains mythes bien ancrés, mais totalement faux.
    Non, les socialistes ne négligent pas la sécurité publique. Je vous donne un exemple: depuis que je siège au Grand Conseil vaudois, les socialistes demandent lors de chaque débat budgétaire l’augmentation du nombre de postes de la police cantonale, parce que nous reconnaissons qu’elle manque de moyens pour assurer la sécurité des vaudoises et des vaudois. A chaque fois, ces postes sont refusés par la majorité bourgeoise. Alors, qui défend concrètement la sécurité?
    Et n’oubliez pas que ce dossier est souvent truffé de mythes de toute sortes: En effet, on entend souvent que notre système ne serait « pas assez répressif » et ce,  » à cause du PS ». Deux remarques à ce sujet: d’une part, les socialistes ne sont, à ma connaissance, pas majoritaires. Si le système n’est réellement « pas assez répressif », les responsabilités doivent être surtout attribuées… à la droite, qui est majoritaire. Et d’ailleurs, il n’est de loin pas sûr que la répression à tout prix soit réellement efficace. Savez-vous par exemple que nos prisons n’ont jamais été aussi pleines?

  4. Demander plus de policiers, soit. Mais alors en réduisant d’autres postes (administration, enseignement, etc.) ou en arrêtant de concentrer les forces policières sur les automobilistes pour les affecter à d’autres missions plus utiles (traffic de drogue, braquage par des voyous des banlieues françaises, etc.)

    Vous dites:

    « Deux remarques à ce sujet: d’une part, les socialistes ne sont, à ma connaissance, pas majoritaires. Si le système n’est réellement « pas assez répressif », les responsabilités doivent être surtout attribuées… à la droite, qui est majoritaire. »

    Bien trop facile de renvoyer la balle à la droite alors que le PS s’oopose à tout durcissement de lois. Lorsque Christian Lüscher (PLR) a demandé la suppression des jours-amendes, toute la gauche s’y est opposé. Les criminels rigolent de notre système laxiste, et vous en êtes co-responsable. Ouvrez les yeux!

  5. Smartvote permet d’avoir une bonne vue d’ensemble pour les questions en jeu actuellement en Suisse, il se peut qu’il soit pas à 100% politiquement correct et juste. Mais au moins on peut se faire une idée. Je trouve dommage de le remettre en question à ce point. Mais merci pour le lien smartvaud.ch.

    • Je viens de jeter un coup d’oeil à smartvaud.ch et franchement c’est pas TOP. Après la 5ème question j’ai laissé tomber tellement c’est pas clair. Faut bien se dire que c’est le peuple qui vote et que ça doit être au plus simple pour celui-ci.

  6. J’aurais volontiers utilisé Smartvote si le site n’était pas si lent et buggé, je lui ai préféré Smartvaud, moins complet mais mieux pensé.

  7. Ping : Une analyse critique de « smartvote » version 2019 (1/2) | Jean Christophe Schwaab

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